jeudi 30 juillet 2015

Le mystère Froome : « Il ne vient pas de nulle part » (2/5)


Le Kenya en janvier 2014 - Crédit : CC Viktor Dobai
[DOSSIER] Né au Kenya, le vainqueur du Tour de France 2015 n’a pas été biberonné au lait des compétitions européennes. Jeune homme, Chris Froome a fait ses armes en Afrique du sud. En 2007, au Centre mondial du cyclisme, on décèle « une grosse cylindrée ».

La première partie de l’enquête concernait la puissance supposée de Froome : « La Guerre des watts »

C’est au printemps qu’est né le nouveau César du Tour de France. Le 20 mai 1985, Christopher Froome vient au monde dans la capitale du Kenya, Nairobi, culminant à environ 1 700 mètres d’altitude. Son père est britannique et si sa mère est africaine, elle est elle-même fille de Britanniques. Quinze ans plus tard, en 2000, le petit Chris quitte le Kenya après le divorce de ses parents pour suivre son père en Afrique du Sud.

C’est dans le pays de Mandela que ce Kenyan avec passeport britannique – il ne courra pour l’Union Jack qu’en 2008 – délaisse son VTT natal pour le vélo sur route. L’Afrique du Sud est malheureusement une nation de sprinteurs trapus aux cuissots puissants. Tout ce que n’est pas Froome.

En Afrique du Sud, Froome était « un coureur ordinaire »


A l’époque, il est donc cantonné au rôle d’équipier et de porte-bidons dans une équipe modeste, Super C. « Les premiers mois avec Super C, on n’avait rien, rappelle son directeur sportif de l’époque, Gareth Edwards, interrogé pour L’Equipe par A. Roos, il n’y avait aucun grand plan pour Chris Froome, il était un coureur ordinaire, il mettait son propre vélo, pas nettoyé la plupart du temps, dans sa voiture, il recousait son cuissard lui-même, il n’y avait rien de glamour. »

Pas tendre non plus ce climat sud-africain où il fait parfois très froid pour un homme né sous les auspices équatoriaux du Kenya. Au passage, la chaleur caniculaire qui écrasait les pentes de la fameuse Pierre-Saint-Martin cette année représentait donc un avantage de taille pour Chris Froome.

Jeune coureur, le Kenyan se distingue déjà par une capacité exceptionnelle à souffrir. « Il n’est pas rare de le voir s’évanouir à l’arrivée des courses ou que des membres de son équipe doivent l’aider à ‘déclipser’ ses chaussures, relate Roos.Parfois je tombais dans les pommes, je me relevais, puis je m’écroulais à nouveau’, se souvient Chris Froome. »

L’impasse que représente son morphotype, Froome va pourtant parvenir à en sortir au contact de son premier entraîneur, le Sud-Africain Robbie Nielsen. Ce dernier décide de le préparer pour les courses européennes. C’est à ce moment-là qu’il se transforme : entraînements de 200 km pour être dans les standards du vieux continent, nutrition, physiologie, etc.

« Une grosse cylindrée » qui « ne vient pas de nulle part »


Pour franchir un cap, Froome sait qu’il doit évoluer en Europe. Tout se joue fin 2006. Le Kenyan décide d’utiliser en secret l’adresse du président de la Fédération kenyane de cyclisme pour s’inscrire aux mondiaux espoirs de Salzbourg. Mais à 21 ans, Froome va vivre l’un des épisodes les plus humiliants de sa carrière sur le contre-la-montre. 


A regarder à partir de la 11e seconde.

Le grand échassier n’a pas pris un virage qu’il rentre dans un commissaire de course… Car s’il a beaucoup lu sur le vélo, Froome n’en demeure pas moins particulièrement malhabile sur une selle. Logique pour un homme qui ne compte que quatre ans de cyclisme sur route. Sa position n’est pas aérodynamique et il possède quelques kilos en trop.

Malgré sa chute, Froome termine 36e à seulement 98 secondes d’un certain Tony Martin… futur triple champion du monde de la spécialité et 18e ce jour-là. Régulièrement en contact avec le jeune cycliste, Michel Thèze le fait venir au Centre mondial du cyclisme (CMC) – une institution dédiée à former les jeunes talents venus de pays ne déployant que peu de moyens au cyclisme. Responsable du cyclisme sur route, Thèze témoignait chez nos confrères de La Voix du Nord en 2012 :
« Il était déjà d’un bon niveau physiquement mais pas tactiquement. Il y avait beaucoup de travail à faire. Mais (…) sa marge de progression était énorme. J’ai eu beaucoup de coureurs, des bons et des moins bons. Les trois meilleurs que j’ai eus, ils sont tous pros aujourd’hui. C’est Chris Froome, ‘Rapha’ Chtioui (Europcar) et Daniel Tekelhaimanot (MTN-QHUBEKA).Froome avait un truc en plus. Une volonté énorme. Il savait où il voulait aller. (…) Il avait déjà des qualités naturelles. L’un des plus gros ‘moteurs’ que j’ai vus. (…) Il ne vient pas de nulle part. »
La roue semble enfin tourner. En parallèle, l’entraîneur sud-africain de Froome, Robbie Nielsen, le présente à son compatriote John Robertson, directeur sportif de l’équipe continentale Konica-Minolta (la 2e division mondiale). Ce dernier finit par l’engager mais pour une raison improbable, rappelée à Rue89 :
« Il n’avait rien sur son CV. J’avais sept coureurs dans mon équipe pour la saison suivante et pour m’enregistrer auprès de l’UCI, il m’en fallait huit. Le huitième devait être un très bon coureur, David George. George m’a dit non un vendredi matin. Le soir-même, je devais donner une liste de de huit coureurs à l’UCI. Alors j’ai donné le nom de Chris Froome. Je n’avais pas le choix, il fallait que je donne un nom. C’est complètement fou. »
Voiture des Konica-Minolta en 2007 - Crédit : CC Jun
Le monde du cyclisme est à deux doigts de passer à côté d’un diamant brut : « Je pense qu’il aurait arrêté, tranche John Robertson. Car même quand je l’ai recruté, tout le monde m’a demandé ce que j’allais faire de ce coureur qui n’avait aucun résultat et qui ne ressemblait à rien sur un vélo. »

En 2007, Froome bat « les meilleurs espoirs mondiaux » en Italie


Pourtant, quelques semaines plus tard, Froome bat tous ses coéquipiers dans une ascension violente… Finalement, il ne va passer que très peu de temps chez Konica. Dès le début de l'année 2007, il pose ses valises à Aigle (Suisse) au Centre mondial du cyclisme. En avril, il remporte une étape du très réputé Tour des Régions italiennes, notamment devant Bauke Mollema (7e du Tour de France 2015), Rui Costa (futur champion du monde) et un Français, très en vue durant le Tour.
« Après avoir chuté une ou deux fois lors des premières étapes, il s’était imposé lors de la troisième (ndlr : cinquième en réalité) devant le Breton Cyril Gautier qui disputait l’épreuve en équipe de France espoirs, se souvient Michel Thèze sur LeTelegramme.fr. Ce jour-là, Bernard Bourreau, l’entraîneur des Français m’avait demandé d’où sortait mon coureur ! Autant il était maladroit sur le vélo, autant il avait mis de l’autorité pour gagner devant les meilleurs espoirs mondiaux. »
Sur Rue89, Michel Thèze dévoile un peu plus le résultat de ces fameux tests de puissance réalisés au CMC. Froome, « c’était une grosse cylindrée. (…) le seul à être arrivé au palier 14. La majorité des coureurs s’arrête au dixième. Il avait un cœur très lent et une ‘Vo2 max [consommation maximale d’oxygène, un paramètre déterminant en endurance] entre 80 et 85, sans être affuté. Comme il a perdu environ cinq kilos depuis, il doit être au-dessus de 85 [les grands champions revendiquent une Vo2 Max entre 85 et 95 ndlr]. » Joint par Saut de Chaîne, Thèze ajoute même qu'il avait plaisanté à l'époque et affirmé que Froome « avait des tests à la Bernard Hinault ».

Un premier Tour de France marqué par le décès de sa mère


Entre temps, le « moteur » a été repéré par Claudio Corti au Tour du Cap, en février, où Froome avait terminé 2e. Corti, manager de du team Pro Tour Barloworld (l’élite mondiale, ancêtre du World Tour), l’engage pour la saison 2008. Chris Froome réalise son rêve, passer professionnel. Mais le Kenyan découvre le plus haut niveau mondial sans briller : 84e sur la doyenne des Classiques, Liège-Bastogne-Liège, et 83e du Tour de France.

Chris Froome en 2009 - Crédit : CC dvdbramhall
Cinq ans avant sa première victoire sur la Grande Boucle, Froome ne fait aucune étincelle pour sa première participation. Mais un drame a touché le jeune homme de 23 ans : la perte de sa mère – dont il est extrêmement proche –, emportée par un cancer. Appelé en urgence par son équipe pour disputer le Tour, il s’y rend avec l’esprit meurtri.

L’année 2008 est aussi celle de son passage sous licence britannique. Les moyens mis en place par les fédérations kenyane et sud-africaine de cyclisme lui font sans doute redouter une stagnation. Né avec un passeport britannique, il représente les couleurs de l’Union Jack à partir de mai.

L’année 2009 est clairement marquée du sceau de la progression : 34e de la Flèche Wallonne, 44e de Liège-Bastogne-Liège, il réalise son premier Top 10 sur une épreuve Pro Tour lors de la 14e étape du Tour d’Italie à Bologne et finit 32e au classement général à Rome.

Pourtant, comme il le confiait à L’Equipe samedi dernier, Claudio Corti, le manager de Barloworld le laisse partir au bout de deux ans :
« Franchement, je n’aurais pas pensé qu’il atteindrait ce niveau, comme on n’en a plus vu depuis Armstrong, Ullrich, Pantani. J’essaie de comprendre. On a su très vite qui était Hinault, et Gimondi a gagné le Tour dès sa première participation, tout comme Merckx. Froome, lui a réalisé un Tour presque anonyme en 2008. »

« Je peux comprendre Claudio Corti, moi-même je m'interrogeais, abonde Michel Thèze, son entraîneur au CMC. Compte tenu des lacunes techniques qu'il avait, je suis surpris. Mais moi, comme formateur, je voyais le décalage entre son potentiel et sa technique. Si on arrivait à maîtriser ce potentiel, je savais qu'il pouvait le faire. Quand il est passé pro, sur le plan technique, il n'avait rien. Mais c'est un garçon qui avait une très grosse volonté à l'entraînement. Il était très sérieux, il avait envie d'y arriver. Je pense d'ailleurs que s'il n'avait pas eu cette volonté-là, jamais il n'aurait pu combler ce handicap technique. »

Deux ans plus tard, en 2011, il brille au Tour d'Espagne. De l'ombre à la lumière.

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