vendredi 3 juillet 2015

De l’amour des cyclistes pour la souffrance

Nick Van Der Lijke, avec l'équipe défunte Rabobank - Flickr CC - Instants-cyclistes.fr
[PEDAGOGIE] 80 à 90 heures sur un vélo. C’est le temps que passera le vainqueur du prochain Tour de France, l’arrière-train fixé sur sa selle. La chaleur qui s’annonce. Le risque de chute. La violence des changements de rythme infligés par ses adversaires. Notre maillot jaune final aura enduré et surmonté tout cela. Mais pourquoi ?

Les cyclistes professionnels ont presque tous entre 19 et 35 printemps. Ils font donc partie de la génération Y ou du moins baignent dans la culture Y. Pour eux, pour nous (j’ai 28 ans), le travail ne serait plus le lieu prioritaire de l’épanouissement. Nous aurions du mal à nous lever tôt, à respecter les règles, à assister aux réunions sans bailler, à ne pas papillonner au travail entre site de vacances et Facebook. Bref, nous aurions du mal à travailler, donc à souffrir (cf. étymologie).

Je passe sur la véracité des propos, ce qui m’intéresse, c’est que les jeunes cyclistes français n’ont jamais été aussi nombreux : 119 357 licenciés en 2014, un record absolu pour la Fédération française de cyclisme. Un sport où la souffrance est omniprésente.

Comment expliquer un tel phénomène ?

« Tais-toi, corps, et fais ce que je dis » (J. Voigt)


Ne nous trompons pas. Les acteurs du métier souffrent à vélo et le disent. Fabio Aru, 3e du dernier Giro, confiait en milieu d’épreuve au mois de mai à CyclingPro.net : « Je n’ai jamais caché que je n’avais pas eu une carrière facile (ndlr : il fait référence au fait qu'il ait dû quitter la Sardaigne, arrêter ses études pour pouvoir faire du cyclisme). J’ai appris à me préserver, à souffrir et aujourd’hui tout ça a payé. »

Jens Voigt - Flickr CC - Mwwlle
Certains ont souffert jusqu’au bout comme Jens Voigt, 43 ans, 17 Tours de France au compteur, qui racontait en 2008 : « Parfois votre corps commence à vous dire : 'Oh, je n'en peux plus, je n'en peux plus.' Votre esprit répond alors : 'Tais-toi, corps, et fais ce que je te dis'. »

Conclusion, les cyclistes souffrent d’une pathologie décrite par le sprinteur français Kevin Réza, 27 ans : « Le cycliste est une personne assez maso, qui aime souffrir. Sans cette douleur, on n’est pas bien. (…) Quand on n’a pas ce plaisir de souffrance, on ressent un certain manque. (…) C’est une certaine drogue. Une drogue douce. »

« Gagner par la douleur » (D. Douillet)


Notre bon vieil amateur de boyaux et de bruits de chaîne est bien un masochiste : il prend du plaisir dans la souffrance. Mais pourquoi tous les cyclistes ont-ils choisi de s’assujettir à cette amante si tyrannique, « la petite reine » ?

Les réponses se trouvent dans un très bel article universitaire de Fred Grappe, directeur performance du team cycliste FDJ.fr. Docteur en biomécanique, il relate le témoignage de David Douillet, double-champion olympique de judo, lors d’un congrès dédié à la thématique de la douleur et de la performance (2008) :
« J’ai passé toute ma carrière à souffrir. Cela faisait partie du boulot. On n’y pensait même pas. C’était normal.On  ne se plaignait jamais. La blessure faisait partie du jeu, c’était une éducation. On ne s’arrêtait pas de travailler à cause d’une blessure. »


Thomas Voeckler, lors du Tour de France 2011 - Slate
C’est là que la motivation rentre en jeu, le « mental ». Fred Grappe explique ainsi que le sportif réalise une sorte de calcul inconscient : plus il a de plaisir à pratiquer son sport en compétition (la montée d’un col par exemple), plus il parviendra à sélectionner un haut niveau d’intensité durant sa pratique (la montée du col).

L’ex-judoka David Douillet précise l’état d’esprit qui l’habitait : « C’était celui qui acceptait le mieux la douleur, qui pouvait réfléchir avec, qui arrivait à gagner. Dans la pratique, ça se passe comme cela. Gagner par la douleur. Faire reculer le seuil de la souffrance tout en étant efficace. C’est la culture de la souffrance. »

Faire de l’endurance, c’est planant


Le mot de la fin pour Fred Grappe :
« Est-il possible de prendre du plaisir dans la souffrance lors d’un effort intense ? La réponse semble être oui. En effet, il apparaît que, lorsque l’athlète possède une grande estime de lui-même et ressent une nette supériorité face à l’adversité, il est en mesure de mettre en place des mécanismes sous-jacents qui induisent le maintien d’un certain degré de plaisir même lorsque la difficulté de l’exercice est difficile à soutenir. 
Cela peut, en partie, s’expliquer par la sécrétion d’endorphines secrétées par l'hypophyse et l'hypothalamus, leur capacité analgésique tendant à procurer une sensation de bien-être. Les effets sont bien connus et sont décrits comme étant principalement euphorique, anxiolytique, antalgique et antifatigue. On peut suggérer le modèle suivant. Lorsque l’effort intense est consenti et maîtrisé par le sportif, alors celui-ci se sent performant et son degré de plaisir s’élève. Inversement, lorsque l’effort est subi et non maîtrisé, la mauvaise estime de soi entraîne une mauvaise performance et un faible degré de plaisir. »
En somme, on peut dire que le cycliste est bien un masochiste. Mais cela ne relève pas du fantasme chez lui. La souffrance qu’il s’inflige, et Dieu sait que le vélo peut meurtrir le corps de son hôte, lui offre en réalité un véritable shoot. Il faut souffrir pour jouir.

On n’a pas évoqué le plus évident : la récompense. Le cycliste vise la victoire finale, la sienne ou celle de son équipier pour qui il « travaille » ardemment toute la journée. 3e du dernier Tour de France, Thibaut Pinot, souligne dans Pédale ce plaisir unique réservé aux vainqueurs : « Tu as beaucoup de contraintes, mais quand tu gagnes une étape, tu as des émotions de fou. Après, tu ne peux pas avoir les avantages sans les inconvénients. »

2 commentaires:

  1. Merci pour cet article, en tant que sado-masochiste je comprends fort bien ces gens

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